Incontestablement, l’été aura été méditerranéen, et plus particulièrement marqué par le conflit qui embrase sa partie orientale. À l’image du Rivage des Syrtes, roman de Julien Gracq dans lequel le conflit entre deux pays imaginaires, Orsenna et le Farghestan, est ranimé par un incident naval, le conflit gréco-turc, une fois allumé par Erdogan, ne s’est pas éteint. Il a été au contraire attisé, et communiqué aux acteurs de la région par le jeu des alliances et des intérêts. Quels enseignements tirer de ces développements estivaux où un l’auteur aurait vu la réalisation de son imagination géniale ?
Premièrement, qu’en matière diplomatique, le discernement est nécessaire et demeure l’apanage des civilisations. Loin des cris d’orfraie du dirigeant turc qui passe son temps à allumer le feu des provocations verbales, des démonstrations militaires de force et des jérémiades auprès des allemands, des américains ou des russes, la Grèce a démontré sa capacité – millénaire – au stoïcisme. Face à la provocation, le droit sans cesse rappelé ; face aux manœuvres militaires toujours plus menaçantes, l’usage à bon escient de la démonstration de force ; face à la lâcheté (il faut oser le mot) de l’OTAN et de Berlin (et de tant d’autres capitales européennes), Athènes a su, patiemment, forger une alliance qui agit comme un rempart vertueux face aux assauts turcs. L’Egypte, les EAU et naturellement la France qui a tant œuvré pour l’indépendance de la Grèce, l’une des sources inépuisables de sa civilisation, se sont ainsi ralliés pour défendre le bon droit face à la piraterie du régime d’Erdogan.
Deuxièmement, qu’en matière de crise, il faut en revenir à l’adage romain dont la vérité multiséculaire ne s’efface pas : « si vis pacem, para bellum ». La Grèce découvre ainsi en pleine crise que son appareil de défense a été totalement sous-financé pendant dix ans alors même que les turcs n’ont cessé de le forger, et de manière de plus en plus indépendante, après avoir été largement assisté par l’Allemagne, l’Italie et les Etats-Unis. Le réarmement sera long et coûteux. C’est le paradoxe de toute une Europe qui se découvre : ceux qui se sont armés ne sont pas ceux qui font la guerre. Ils passent leur temps, avec une débauche ridicule de manœuvres, à attendre les russes qui ne viendront pas, ses bastions Nord et Sud étant fermement établis de l’Arctique à la Crimée. Ainsi l’Allemagne, la Pologne, les pays baltes et une large partie de la Scandinavie entretiennent-ils une armée dont la vocation est dévoyée. Et ceux qui font la guerre ou peuvent la subir ne la préparent pas avec sérieux : la Grèce, mais aussi la France dont les responsabilités mondiales – au-delà de la Méditerranée orientale – sont inversement proportionnelles à son appareil militaire.
C’est qu’en effet, troisième enseignement, il faut de la cohérence entre une politique d’alliance et une politique de défense. C’est justement cette incohérence entre une politique d’alliances offensives et une politique de défense passive, qui a produit le drame de 1940. Alors même qu’elle n’a jamais été aussi expéditionnaire au point d’être la seule force cohérente et efficace du continent, l’armée française, demeure encore largement à développer dans nombre de ses capacités décisives, sans même parler de son stock de munitions, de sa projection de forces ou de sa protection insuffisante face aux engins explosifs improvisés… À cet égard, l’absence scandaleuse d’un plan de relance appliqué à la Défense est une faute majeure : l’argument selon lequel la LPM est en elle-même un plan de relance est une plaisanterie scandaleuse dont on s’étonne qu’elle ne provoque pas plus de protestations dans le monde de la défense, si étrangement dévirilisé. Car tout le monde sait que la LPM actuelle suffit à peine, non seulement pour les objets qu’elle finance, mais aussi pour rattraper la LPM précédente, qui, bien que réactualisée, a été la pire de toutes, n’en déplaisent aux thuriféraires de M. Le Drian.
Cette crise met en lumière des jeux d’intérêts trop souvent oubliés et qui constituent pourtant le fil rouge des diplomaties ; elle illustre que la force militaire, adaptée aux intérêts nationaux, demeure toujours l’indispensable rempart des civilisations, en cette période émasculée où le relativisme est enfin mis au pied du mur par les voies de fait d’Ankara; elle met enfin en exergue les cohérences ou les incohérences entre alliance et défense. Valables sur le rivage brûlant des Syrtes, ces leçons sont applicables partout où dorment des Orsenna et des Farghestan, des îles Eparses à la mer de Chine…