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Le dossier : le conflit du Haut Karabagh vu de Moscou

par | 16 novembre 2020 | Newsletter

Ambigüe pour certains, la position fondamentale du Kremlin dans le conflit du Haut-Karabagh, est mal connue. La lettre du groupe cite l’analyse, toujours pertinente, de l’Observatoire de la chambre de commerce France-Russie (c’est le rédacteur qui souligne) :

« La reprise des combats dans le Haut-Karabagh le 27 septembre dernier est l’aboutissement d’un processus cyclique d’escalade, les derniers affrontements à large échelle remontant au mois d’avril 2016 (« guerre des quatre jours »). Néanmoins, ce nouvel épisode guerrier apparaît comme le plus violent depuis le cessez-le-feu de 1994. Tous les observateurs de ce conflit s’accordent à dire que cette reprise des hostilités était prévisible et inévitable, notamment après les escarmouches qui ont émaillé le mois de juillet dernier.

Le rôle joué par la Turquie constitue cependant une donnée nouvelle. Ankara apporte un soutien politique et un appui militaire à peine dissimulé à Bakou. L’offensive sur le Haut-Karabagh, déclenchée par la partie azerbaïdjanaise dans une logique de revanche et de reconquête, aurait été soigneusement préparée cet été en coordination avec la Turquie. Des exercices militaires turco-azerbaïdjanais se sont tenus fin juillet-début août, et selon certaines sources, du matériel et des militaires turcs seraient depuis discrètement restés en Azerbaïdjan. La stratégie de « guerre éclair », alliant effet de surprise et fait accompli, sur laquelle misait Bakou pour cette nouvelle offensive a toutefois échoué : une source sécuritaire azerbaïdjanaise aurait en effet alerté Moscou sur l’imminence et les objectifs de la future attaque contre la province séparatiste.

Pour le Kremlin, cette reprise des hostilités dans le Haut-Karabagh est une mauvaise affaire. Après la Biélorussie cet été, et alors que le Kirghizistan est confronté depuis quelques jours à des troubles internes, elle s’inscrit dans une séquence de déstabilisation de son « proche étranger ». Le processus de résolution du conflit dans le cadre du groupe de Minsk (OSCE), co-présidé par la Russie, la France et les États-Unis, est totalement gelé, ce qui convient à Moscou qui reste en faveur du statu quo. Or, le revanchisme de Bakou, alimenté par Ankara, vise justement à remettre en question ce statu quo.

Cette crise place la Russie dans une situation inconfortable dans la mesure où une de ses règles cardinales depuis les débuts du conflit consiste à maintenir un délicat équilibre des forces entre Erevan et Bakou, notamment à travers la coopération militaro-technique qu’elle entretient avec les deux belligérants. La supériorité qualitative de l’armée azerbaïdjanaise est censée être compensée, du point de vue du Kremlin, par les accords de défense qui lient la Russie et l’Arménie, notamment dans le cadre de l’Organisation du Traité de sécurité collective. Des forces russes sont stationnées en permanence sur des bases en Arménie (102e base à Gumri et 3624e base aérienne à Erebouni, toutes deux relevant du district militaire sud russe). Tout l’enjeu de ce conflit pour Moscou est de conserver son rôle d’arbitre en évitant d’intervenir directement dans les affrontements. Le 7 octobre, le président Poutine réaffirmait la solidité des engagements de défense pris par la Russie à l’égard de l’Arménie tout en rappelant qu’ils ne s’étendaient pas à la province auto-proclamée du Haut-Karabagh que le Kremlin ne reconnaît pas. Autrement dit, toute extension des combats sur le sol arménien serait de nature à provoquer une réaction militaire russe.

Toutefois, à ce stade, l’issue recherchée par Moscou est celle de la désescalade et de la conclusion d’un cessez-le-feu qui gèlerait les affrontements autour d’une nouvelle ligne de démarcation, quand bien même celle-ci entérinerait le grignotage de quelques arpents par les forces azerbaïdjanaises.

Quels enseignements peuvent déjà être tirés de ce conflit ?

Premièrement, ces nouveaux affrontements valident la logique de fortification de ses marches méridionales entreprises par la Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014. D’une manière générale, cette démarche est censée apporter une réponse au sentiment de vulnérabilité géopolitique qu’éprouve particulièrement Moscou à l’égard de son flanc sud.

Deuxièmement, la posture offensive de la Turquie est révélatrice d’une volonté d’Ankara de créer un rapport de force avec Moscou jusque dans l’espace post-soviétique, en vue probablement d’obtenir des concessions de la part de la Russie sur d’autres fronts, où les intérêts turcs sont en jeu (Syrie, Libye).

Le transfert opéré par les services de sécurité turcs dès le 29 septembre de plusieurs centaines de djihadistes depuis la Libye vers le front du Haut-Karabagh suscite en particulier des très vives inquiétudes exprimées sans équivoque par Sergueï Narychkine le 6 octobre. Le chef du SVR (service de renseignement extérieur) a évoqué l’arrivée de « mercenaires et de terroristes depuis le Moyen-Orient » qui constituent une « menace pour la Russie ».

Vu de Moscou, sur le dossier du Haut-Karabagh, la Turquie n’a pas vocation à faire partie de la solution négociée, et elle est aussi désormais perçue comme un importateur d’instabilité. À l’échelle régionale, son rôle dans le déclenchement des hostilités au Haut-Karabagh pourrait annoncer la reprise d’une compétition plus musclée entre Russes et Turcs dans l’espace turcophone post-soviétique».

Notre commentaire : puissance diplomatique très offensive, la Russie demeure une puissance militaire défensive aux buts limités dans le temps et l’espace, comme on l’a vu en Syrie de 2015 à 2020 ou après le retour de la Crimée dans l’espace russe en 2014. L’expansionnisme turc, se doublant d’un messianisme en faveur des frères Musulmans (le Président Erdogan fait régulièrement le geste de Tamkine en public, geste de domination d’un Islam sunnite et salafiste), bouscule la géopolitique conservatrice russe au profit d’une croisade turque déstabilisatrice des équilibres et porteuse du poison salafiste. L’équilibre qui avait prévalu en Syrie et en Libye entre Moscou et Ankara, pourra-t-il tenir ? La réponse pourrait se trouver dans le conflit du Haut-Karabagh.