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Editorial : les trois moments de vérité

par | 16 novembre 2020 | Newsletter

Dans un monde aux cartes rebattues par une crise sanitaire inédite, et caractérisé par un bellicisme accru de certains protagonistes, la Diplomatie et la Défense françaises font face à trois enjeux majeurs : La Turquie, les programmes d’armement et l’industrie de défense : trois dossiers-clés, trois moments de vérité, trois réactions à adopter pour un seul et même objectif : une politique alternative à celle menée par M. Macron et l’Union européenne.  

Sur la Turquie, nous disons et redisons avec force depuis des mois qu’Ankara ne reconnaît qu’une chose : le rapport de force. Sans avoir la palette des moyens de riposte et de pressions de la Russie, la France en possède un certain nombre, susceptibles d’obtenir de vrais résultats. 

D’abord isoler diplomatiquement la Turquie. Puisque l’OTAN ne veut rien faire ni entendre au mépris de sa propre gouvernance et de la solidarité entre membres, il faut chercher à l’extérieur – aux EAU, en Egypte et en Israël – la coalition nécessaire pour isoler la Turquie. La France qui a une relation défense & armement avec le Qatar devra au final trancher entre un discours actuel très passif et un discours de vérité nécessaire. Il n’est plus possible pour Paris de laisser Doha s’embarquer avec la Turquie dans des aventures dangereuses pour la sécurité française, en Libye ou ailleurs. Détacher le Qatar de l’alliance avec la Turquie sera difficile mais indispensable, faute de quoi les divergences bilatérales seront telles qu’une rupture sera alors inévitable. Ce qui n’est ni souhaitable ni profitable pour les parties concernées, mais parfois indispensable. 

Un autre objectif de cette coalition doit être également, comme la Grèce le suggère très justement, de mettre sous embargo la Turquie dans le domaine de l’armement, notamment là où elle est encore faible : propulsion et motorisation de ses plateformes, équipements électroniques sensibles comme les autodirecteurs des missiles, et amener ses pays fournisseurs – Allemagne, Italie et Espagne notamment – à appliquer un tel embargo. La machine militaire turque aura alors de sérieux problèmes, notamment dans le domaine naval et terrestre. Le Canada a déjà suivi cette voie en interdisant toute exportation d’éléments du drone Bayraktar ; les Verts allemands exigent l’arrêt de toute livraison envers la Turquie, y compris les livraisons pour la Marine, encore autorisées en dépit des provocations turques navales : ce mouvement doit s’accélérer pour fermer à la Turquie les moyens techniques de l’expansion de sa machine de guerre. 

Enfin, si les pays européens veulent vraiment expérimenter la solidarité de l’article 5 (tant de l’OTAN que du TUE), alors ils devraient commencer par proposer à la Grèce et à Chypre une alliance de défense claire, c’est-à-dire une assistance militaire en cas d’attaques turques, toujours possibles compte tenu des provocations quotidiennes d’Ankara. La France en avait le projet : elle devrait désormais étendre ce projet à l’ensemble des pays européens en dépit de l’opposition bornée de l’Allemagne qui se refuse à désavouer son traditionnel et séculaire client régional.  

Les programmes d’armement européens, notamment avec l’Allemagne stagnent : tout le monde le sait et commence à le dire, nous rejoignant enfin dans notre analyse. Pour quelles raisons ? D’abord, l’Allemagne n’est pas le bon partenaire de la France dans la défense, là aussi tout le monde – diplomates, militaires et industriels – le dit : Berlin reste, même riche à milliards, provinciale, c’est-à-dire qu’elle veut, comme du temps de Bonn, demeurer transatlantique et devenir plus européenne : c’est là tout le sens du discours d’AKK le 23 octobre dernier où pas une SEULE fois la France n’a été citée en propre… Même venant d’une ministre discréditée et très affaiblie, l’aveu est patent. Ensuite, l’Allemagne, disons-le, ne comprend pas bien les vrais défis derrière les programmes d’armement : opérations de haute intensité à l’extérieur des frontières du continent, elle qui les refuse ; signification diplomatique des exportations, elle qui les interdit ; indépendance technologique, elle qui fait de l’interdépendance sa politique générale. Enfin, les traditionnels écueils se font jour : difficulté allemande de conduire correctement un programme faute d’une DGA compétente, imprévisibilité politique et budgétaire du Bundestag, très travaillé par les lobbies industriels, dont celui de Rheinmetall, volonté allemande de s’emparer de quelques technologies françaises dont les commandes de vol électriques de l’avionneur tricolore, etc… Il sera encore temps en 2022 de stopper cette collaboration idéologique avec l’Allemagne et d’en revenir au bon sens : l’alliance avec le Royaume-Uni sur les domaines de Lancaster House, une fois le Brexit dépassé et la revue de défense adoptée à Londres, et de privilégier, après études, d’autres solutions dont – pourquoi pas ? – la solution nationale sur des programmes sensibles dont l’aviation de combat.  

Pendant que ces programmes européens piétinent, et en contre-exemples parfaits, le moment de vérité arrivait aussi pour des capacités-clés de la Marine nationale, en pointe dans un espace naval de plus en plus arsenalisé ; le succès du tir réussi du missile de croisière naval (MdCN) lancé par le SNA Suffren est une réussite nationale de A jusqu’à Z, démontrant que, lorsque la France s’en donne les moyens, elle réussit à demeurer dans le club très select des grandes puissances diplomatiques et militaires et qu’elle ne le doit qu’à elle-même, c’est-à-dire à ses ingénieurs, à ses militaires et à ses industriels nationaux. Il en sera de même pour les futures plateformes stratégiques : celle de la gesticulation diplomatique et militaire visible, le porte-avion nucléaire futur, et celle de la dissuasion invisible, le SNLE de nouvelle génération. La souveraineté est toujours possible et marche, question de volonté : ces trois programmes le démontrent. Il est fâcheux que le gouvernement ne le reconnaisse pas et englobe ses succès nationaux dans une phraséologie sur la défense européenne, vide de toute réalité tangible. 

Enfin, le moment de vérité arrive aussi dans le domaine industriel. Prenons deux exemples bien connus : Photonis et les Chantiers de l’Atlantique.  

Dans le premier cas, en dépit des rodomontades de M. Le Maire et de la multiplication des dispositifs d’innovation de Mme Parly, tous aussi confus qu’inutiles (Definnov, Definvest, Rapid, etc) pour des cas clairs comme celui de Photonis, c’est vers une vente au rabais à Teledyne que l’on se dirige : c’est pire qu’une défaite après un combat loyal, c’est un désaveu cinglant de tous les discours présidentiels et ministériels sur la souveraineté technologique, pourtant reconnue comme un objectif majeur dans les livres blancs et revues stratégiques passées, devenues des exercices théoriques et vains faute de traduction et de courage dans les faits.  

Alors même que les armées engagent leurs forces spéciales sur le terrain, leur fournisseur attiré d’équipements de vision part à l’étranger. Défaite, désaveu : la démission serait logique… 

Dans le second cas, les Chantiers de l’Atlantique, nous disons et redisons – depuis 2014 ! – qu’une solution nationale est possible pour cet actif industriel majeur. La Commission des affaires économiques du Sénat vient enfin de se réveiller en découvrant que la solution de rachat par Fincantieri n’est pas la bonne, qu’elle est floue et que sa logique est dépassée. Exactement ce que nous disons depuis six ans. Sur ce dossier, notre groupe estime nécessaire non seulement de trouver dès à présent une voie nationale (y compris celle de laisser l’entreprise vivre sa propre vie, ce qu’elle fait après tout très bien), mais également d’ouvrir une commission d’enquête pour comprendre comment l’ensemble des acteurs de ce dossier ont pu pousser à cette solution de rachat par le chantier italien dans des conditions de bradage et d’opacité scandaleuses.  

À l’heure où le Président vient de donner son feu vert à un porte-avions nucléaire de grande taille, donner le chantier qui le construira à un chantier étranger, concurrent (plus que partenaire) de Naval Group, est une inconséquence scandaleuse, fruit du fameux « en même temps » ou d’une pensée plus tortueuse et illogique que « complexe ».  

Au bilan, ces trois moments de vérité démontrent que la politique européenne menée actuellement par M. Macron sur les plans diplomatique, de l’armement et de l’industrie, n’est pas la bonne, qu’elle est, au mieux, insuffisante et au pire naïve et incomplète. Il faut donc en proposer une totalement alternative, ce que notre groupe continuera à faire.