Golfe : un plan de paix amputé
Si la diplomatie américaine a réussi le tour de force de réaliser en 29 jours ce qu’il aura fallu 26 ans auparavant à faire – la reconnaissance d’Israël par deux nations arabes, l’Egypte puis la Jordanie, désormais suivies par les EAU (13 août) et Bahreïn (11 septembre) -, il faut reconnaître que cette normalisation, côté arabe, est largement amputée de sa condition sine qua non : la reconnaissance d’un Etat palestinien, indépendant, avec les frontières de 1967 et Jérusalem comme capitale. Proposé en 2002 sous l’impulsion de l’Arabie, ce plan de paix n’est que partiellement réalisé 18 ans plus tard et a surtout l’Iran comme ciment plus que le règlement de la question palestinienne qui demeure le plus grand défi à la paix dans la région. Ce défaut ne tardera pas à apparaître.
La normalisation des relations EAU-Israël : les objectifs israéliens
La déclaration du 13 août dernier normalisant les relations diplomatiques entre les EAU et Israël est l’œuvre discrète moins des Etats-Unis que des services de renseignement des deux pays. Pour Israël, c’est l’aboutissement fructueux d’années de contacts diplomatiques, la plupart du temps gérés par des anciens des services de renseignement et de l’armée sous divers prétextes (cyber-sécurité, sécurité des infrastructures, etc) et qui, pour certains, ont même élu domicile aux EAU; l’objectif a toujours été de gagner les faveurs d’une Fédération qui contrôle la face sud du détroit d’Ormuz face à l’Iran qui en contrôle la partie nord : l’Iran ne s’y est pas trompé, dénonçant le jour même l’accord diplomatique.
D’autres objectifs israéliens sont déjà apparents :
La poursuite, avec l’aide américaine, de tels accords dans le monde arabe : l’Arabie était visée depuis longtemps avec Bahreïn en ligne de mire : c’est le contraire qui s’est produit avec Bahreïn venant en premier, l’Arabie souhaitant, pour le moment, préserver l’intégrité de son statut de nation-leader des pays arabes mais nul ne doute qu’elle a donné son feu vert à Bahreïn qui ne fait rien sans elle. La division du monde arabe et la reconnaissance simultanée de l’existence même de l’Etat hébreu par les pays arabes ont toujours été les deux faces de la même politique extérieure d’Israël ; la suspension du projet territorial pour la Palestine (un Etat en peau de léopard avec des centres isolés et peu viables) est de peu de poids au regard des avantages que procure un tel accord pour la sécurité à longue distance d’Israël, déjà conclu avec l’Egypte (1978) et la Jordanie (1994).
La possibilité de ventes d’armes directes ; pour le moment, elles existent soit dans le domaine de la sécurité soit de manière indirecte (via les sociétés crées en commun avec l’industrie américaine pour réexportation vers les EAU depuis le sol américain) ; dans l’avenir, Israël envisage des ventes directes dans un schéma classique, où Tel Aviv devient moins un vendeur qu’un conseiller (comme à Singapour face à la Malaisie, en Inde face au Pakistan ou en Azerbaïdjan face l’Iran).
Chypre : accord de défense avec la France, enjeux et perspectives
Selon une déclaration du ministère de l’Intérieur de la République de Chypre début août, l’accord de défense avec la France a été ratifié : la France ayant promulgué la loi le 28 janvier 2020 au J.O, l’instrument diplomatique est donc en vigueur et arrive à point nommé. Cohérente avec la politique méditerranéenne de la France (en Libye, avec l’Egypte et la Grèce), cet accord de défense couvre deux ventes d’armes : une batterie côtière d’Exocet MM40 BIII et des missiles sol-air Mistral 3 (pour 236 millions € en tout), et un projet de deux patrouilleurs hauturiers armés (OPV-59 du chantier Piriou) pour 105 millions €.
La Russie et la crise en Biélorussie :
Selon une analyse de l’Observatoire de la Chambre de commerce franco-russe, « la crise biélorusse a a (…) rappelé un point qui sera ensuite négligé par la plupart des observateurs occidentaux, à savoir la profonde détérioration des relations entre Moscou et Minsk depuis plusieurs années. Parmi les griefs accumulés de part et d’autres, il convient de mentionner la « manœuvre fiscale » décidée par la Russie, qui prive la Biélorussie d’importantes recettes tirées de l’exportation de produits raffinés, les réticences d’Alexandre Loukachenko à aller de l’avant dans le processus d’intégration et ses ouvertures récentes envers les États-Unis, qui étaient sur le point de nommer un ambassadeur à Minsk après plusieurs années d’absence (sans parler du refus du président biélorusse de reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, l’appartenance de la Crimée à la Russie et d’accepter une base militaire de cette dernière sur son territoire). (…) Soucieuse de pérenniser l’alliance avec la Biélorussie, la Russie soutient le processus de réforme constitutionnelle à Minsk, qui a le mérite de diviser l’opposition et dont elle espère l’émergence d’une figure « acceptable » à ses yeux en 2021. »
Arabie : les purges se poursuivent
L’été a été agité en Arabie Saoudite avec la poursuite des purges au sein de la famille royale et de l’administration. Le Prince héritier a en effet inspiré une série de décrets qui actent :
Le limogeage du général de division (et prince) Fahd Bin Turki Bin Abdulaziz, ancien CEMAT, nommé en février 2018 à la tête des Joint Forces (suivant la purge du 4 novembre 2017) ; selon le schéma classique, c’est son adjoint, le général Mutlaq Bin Salem bin Mutlaq Al-Azima, ancien commandant des forces du GCC, qui prend le poste ;
Le limogeage de son fils, Prince Abdulaziz Bin Fahad Bin Turki Bin Abdulaziz, gouverneur-adjoint de la province d’Al-Jawf ;
Leur traduction devant l’Autorité anti-corruption (Nazaha) ainsi que quatre autres militaires.
Le limogeage de Prince Fadh et de son fils Prince Abdulaziz est, comme toujours, à la fois motivé pour des raisons familiales et politiques :
Familiales, car ce sont les fils et petit-fils de Prince Turki, l’un des 7 Sudairi, qui se sont prononcés en 2011 en faveur de Prince Nayef (contre prince Salman, devenu Roi) ; plusieurs media faisaient état d’un sursaut de plaintes contre MbS, suite à divers témoignages de maltraitance des personnes arrêtées depuis 2017 : Princes Nayef et Turki, laissés sans soin, mais aussi Princesse Basma bint Abdullah, fille de feu Roi Saud, sa nièce Dana bint Khalid, etc ;
Politiques car le père et le fils étaient à la fois dans les dossiers militaires (logistiques) et, par le fils, dans les projets touristiques (la province d’Al-Jawf, frontière entre l’Irak et la Jordanie, est une région touristique). Le 21 août, déjà, les gouverneurs des villes d’Umluj et Al-Wajh avaient été limogés et arrêtés pour corruption suite à des ventes illégales de terrains.
Le dossier : Golfe : contradictions, compromis et containment sur les ventes d’armes
La visite cet été de M. Pompeo en Israël a laissé une impression de confusion quant à la politique de ventes d’armes américaines dans la région. Ce sujet est majeur puisqu’il façonne depuis 1945 l’équilibre diplomatique du Golfe et du Proche-Orient : alors qu’il s’ordonnait autour de la supériorité militaire d’Israël (à partir de 1948), ce dossier est en plein bouleversement suite à l’accord de normalisation entre les EAU et Israël (13 août) puis entre Bahreïn et l’Etat hébreu (11 septembre); c’est à Tel-Aviv que sont à la fois le problème et la solution. La nouvelle relation triangulaire Etats-Unis-Israël-pays arabes y a entraîné en effet deux sentiments contradictoires :
d’un côté, l’Etat hébreu voit certains pays arabes comme un marché pour son industrie de défense (ils le sont déjà pour son industrie de sécurité) ;
de l’autre, il exige que soit préservée la fameuse QME (Qualitative Military Edge): la supériorité matérielle militaire, clé de voûte de la politique étrangère américaine garantissant la sécurité d’Israël.
Au-delà de cette équation, les contradictions, les compromis et le containment sont en équilibre instable chez tous les partenaires impliqués.
1. Contradictions sur la vente de F-35 aux EAU ; alors que l’accord de vente du F-35 aux EAU a été donné par le Premier Ministre israélien, les déclarations officielles qui ont clôturé cette visite ont été, côté israélien et américain, très prudentes ; M. Pompeo n’a pas cité le F-35 publiquement, seulement la sécurité d’Israël et des EAU et M. Netanyahu a affirmé que la normalisation avec les EAU ne s’accompagnait pas d’un accord sur la vente de systèmes avancés américains de défense aux EAU (et, sous-entendu, aux autres pays arabes, même ceux qui ont signé un tel accord avec Israël : Egypte et Jordanie ) ;
2. Compromis : un subtil balancement dans les propos de M. Pompeo a fait apparaître cependant que d’un côté les Etats-Unis maintiennent la politique de QME pour Israël, mais que de l’autre, la relation avec les EAU, solide et ancienne (le secrétaire d’Etat parle de « 20 ans », ce qui correspond à la période de la vente des F-16 Block 60 avec radars à antenne active, assortie de la transmission des codes-sources, une première dans le principe même si dans les faits on peut douter qu’elle ait servie) compte vraiment ; la voie dont parle le Secrétaire d’Etat américain dans son discours final (« I am sure we’ll find a way ») est certainement la vente d’un F-35 dégradé et d’un renforcement substantiel de la QME par le Pentagone. Selon nos informations, le cabinet hébreu hésite entre deux politiques : l’accord immédiat à la vente de F-35 ou l’accord après une période probatoire, mais dans tous les cas, s’accorde (sauf la Défense) à reconnaître inévitable une telle vente ; mauvaise nouvelle, elle est regardée comme inéluctable et doit être acceptée mais encadrée et négociée ;
3. Containment : si les contradictions demeurent et les compromis sont encore à l’état d’ébauche, en revanche, le containment est LE ciment de la relation Washington-Tel-Aviv- Abu Dhabi. C’est un double containment qui, en réalité, s’opère :
D’un côté, l’Iran, ennemi absolu de ce triangle et puissant aimant de leurs relations dans tous les domaines ;
De l’autre, la Chine et la Russie, accusées de vendre des systèmes avancés dans la région : drones armés Wing Loong et CH-4 chinois, systèmes de défense sol-air multi-couches pour la Russie.
Dans l’esprit de l’Administration Trump, ce containment doit favoriser la vente d’armes américaines sophistiquées (comme les drones et les satellites à résolution fine) ou israéliennes sous contrôle (à la mode du modus vivendi américano-israélien en Inde, complexe mélange au cas par cas, de tutelle, d’interdits et de laisser-faire) en lieu et place de matériels chinois et russes, mais cette position n’est pas celle de toutes les administrations du DoD ni, nous semble-t-il, totalement du Congrès.
En Israël, cette position est soutenue par le Premier Ministre israélien, et le Mossad (qui y voit une extension de ses capacités de renseignement dans des pays fermés et la garantie d’une profondeur stratégique qui fait tant défaut à Israël) contre celle du ministère de la défense qui maintient la politique d’embargo à destination de TOUS les pays arabes. Cette dialectique, iible dans les dossiers de ventes d’armes, n’est pas à la fin de son cheminement et peut expliquer à l’avenir, avec l’aide d’une scène politique glissante, des revirements soudains.
Cependant, les EAU, sensibles à la diversification des partenaires dans l’armement, sont dans la position la plus complexe : acheteurs réguliers et non négligeables de matériels de l’Est (russes, ukrainiens serbes et biélorusses comme les BMP, Pantsyr-S1, missiles a/c et sol-air CP) et de Chine (drones Wing Loong) pour eux ou leurs proxies (Yémen, Libye), ils prévoyaient des acquisitions majeures (dont le contrat des 12 Su-35 – paraphé – afin de servir d’agresseurs dans les exercices aériens, est une indication), preuve d’une ouverture diplomatique rare dans la région (ouverture visible tant sur la Syrie où l’ambassade des EAU a été rouverte que sur l’Iran condamnée avec beaucoup de discernement). Cette position désormais placée entre l’étau américain et l’enclume israélienne, tiendra-t-elle ?
Au bilan, l’équilibre entre contradictions, compromis et containment est instable : il promet donc des développements surprenants à l’avenir.