N°1 – Royaume-Uni : la revue de défense intégrée

Le Royaume-Uni a enfin rendu publique sa revue de défense : dévoilé le 16 mars, « Global Britain in a Competitive Age – The Integrated Review of Security, Defence, Development and Foreign Policy », premier exercice du genre depuis 2015, porte l’ambition d’un retour britannique dans les affaires mondiales avec de nouvelles capacités militaires, toujours plus proches de l’innovation et des ruptures tant stratégiques que technologiques.

Ce document marque d’abord l’attachement du Royaume-Uni à la dissuasion nucléaire (certes dépendante des Etats-Unis pour les têtes nucléaires et sans composante aéroportée), avec l’objectif d’augmenter de 40% l’arsenal et de la rendre crédible (ne l’est-elle pas ?) ;

Ce document est ensuite la confirmation d’un nouvel élan budgétaire après des années de coupes :  les forces armées recevront 16,5 milliards £ (18,5 milliards €) supplémentaires, portant l’augmentation totale des dépenses de Défense à 24,1 milliards de £ (27 milliards €) entre 2021 et 2025.

 

Priorités stratégiques 21-25 Budgets
Rallonge budgétaire +24,1 milliards £ sur 4 ans
R&T, R&D + 6,6 milliards £
Investissement dans le renseignement + 695 millions £
Investissement dans la cyber-sécurité +305 millions £
Opérations Budget de 874 millions £ pour OPEX

 

Ce document confirme également que les forces armées britanniques continueront d’être des forces de projection de haute intensité :

  • Déploiement régulier du groupe aéronaval,
  • Mise en place de Littoral Response Groups (forces amphibies, Royal Marines),
  • Format de 21 puis 24 frégates,
  • Six bâtiments multi-missions pour appuyer les frappes sur le littoral et les opérations à terre,
  • Réorganisation de l’armée de terre en 7 brigades de combat ;
  • Une brigade d’opérations spéciales dont 1 régiment de rangers créé ;
  • Création d’un nouveau commandement de l’espace,
  • Engagement d’investissement de 2 milliards £ pour le démonstrateur du futur avion d’armes (FCAS).

 

Ce document confirme enfin les engagements dans l’industrie d’armement :

  • Poursuite de la coopération avec la France dans le domaine des missiles de croisière (programme FC/ASW) ;
  • Soutien à l’exportation d’armement (contrats d’Etat à Etat, notamment) ;
  • Commandes publiques (navales avec une nouvelle classe de SNA et de frégates, par exemple ; hausse des stocks de munitions ; investissements dans la R&T&D).

 

Au bilan, si la France peut se réjouir de ce réinvestissement britannique dans la défense (capacités militaires et tissu industriel) et y trouve des raisons de poursuivre la coopération avec le Royaume-Uni au vu des convergences de vues, les avis demeurent très partagés sur les mesures annoncées :

  • Certains y voient, derrière les effets d’affichage, la déflation sévère des effectifs (notamment pour l’armée de Terre qui passe à 72 500 hommes, un seuil très bas pour être et durer sur un théâtre ou mener plusieurs opérations simultanées) et des équipements (l’armée de l’air qui voit sa chasse amputée de 25 appareils de combat, par exemple et des commandes reportées de F-35) ; le Times du 23 mars semblait leur donner raison avec ce titre accrocheur « Defence reviwe : cuts will leave forces too small to be credible » ;

 

  • D’autres considèrent au contraire que l’idée générale de manœuvre – « a lean, mean fighting machine » – est de jouer sur « le différentiant », c’est-à-dire sur l’agilité des forces (et des procédures d’équipement et de transformation), le cyber, l’espace, la high-tech : pour y parvenir, la Défense coupe dans les capacités conventionnelles classiques (chars, avions, véhicules) et investit dans l’avenir (IA, hypersonique, robotisation, etc). Les Britanniques estiment qu’ils seront les seuls, avec les Etats-Unis, à avoir un système de défense composée de la dissuasion, de cyber offensive, de capacités de frappe de précision à longue distance avec un système aérien de nouvelle génération, sans compter l’arme sous-marine renouvelée et une flotte de surface rajeunie.

 

N°2 – L’indo-Pacifique, l’ambition militaire des stratèges américains

Dans la lignée du Longer Telegram, rapport de l’Atlantic Council on China, rédigé par un diplomate anonyme, appelant les Etats-Unis à moins de naïveté et plus d’énergie face à une Chine, jugée à la fois redoutablement policière et massivement expéditionnaire, le Commandant de l’Indo-Pacom (USINDOPACOM), l’Amiral Phil Davidson a rédigé un rapport que l’on pourrait considérer d’exécution du Longer Telegram.

  1. Le titre du rapport est à lui seul clair : Pacific Deterrence ; son obectif est clair selon l’Amiral Davidson : »We must convince Beijing that the costs to achieve its objectives by military force are simply too high »
  2. Transmis au Congrès, il en appelle (dans sa version publique) à un effort de 27,3 milliards $ de 2022 à 2027 pour mettre en place les mesures de dissuasion face aux menées chinoises ; pour l’année 2022, la dépense est estimée aux deux-tiers de celle planifiée pour l’Europe (4,6 milliards $ contre 5,9 milliards) ;
  3. Cette demande budgétaire devra s’intégrer dans un budget global de défense stabilisé autour de 740 milliards $, ce qui signifie qu’elle devra s’imposer face à d’autres priorités ;
  4. Le rapport liste comme priorité la mise en place d’une ceinture de défense anti-missiles autour de la Chine, à commencer par :

 

  • L’installation d’une capacité Aegis (à terre) à Guam jugée prioritaire dans l’esprit de l’Indo-Pacom;
  • L’installation d’une station de radars tactiques multi-missions à Palau pour la détection et la surveillance de cibles navales de surfaces ;
  • La mise en place d’une chaîne (« constellation») de radars afin de surveiller en permanence les mouvements adverses (« maintain situational awareness of adversary activities ») ;
  • La mise sur pied d’une escadrille d’avions ISR pour des besoins particuliers de renseignements discrets (206 millions $) ;
  • La dotation massive des plateformes prépositionnées en armes de précision (estimée à 3,3 milliards $) capables d’appuyer des troupes jusqu’à une distance de 500km ;
  • La dispersion des unités (Marines en première ligne) dans l’immensité régionale afin d’éviter d’en faire des cibles faciles (syndrome de Pearl Harbour) ; il s’agit d’ailleurs dans la terminologie américaine en vigueur moins de « dispersion» que de « distribution » des forces : la première aidant la seconde à être en mesure à riposter ou à porter des coups grâce à une supériorité régionale : “The U.S. and our allies must develop locations that provide expeditionary airfields for dispersal and ports for distributed fleet operations (…) Ground forces armed with long-range weapons in the First Island Chain allow USINDOPACOM to create temporary windows of localized air and maritime superiority, enabling maneuver. Additionally, amphibious forces create and exploit temporal and geographic uncertainty to impose costs and conduct forcible entry operations”.

 

Après le Longer Telegram, le plan de l’Amiral Davidson pour son commandement Indo-Pacifique, l’Administration Biden adopte une attitude ferme face à la Chine dans un dispositif où la machine militaire américaine jouera un rôle majeur. Il s’agit en réalité de la reprise du plan du général Mattis de 2018 par le général Austin, et laissé dans les cartons par une Administration Trump trop brouillonne dans ses plans et trop focalisée sur les négociations commerciales pour le mettre en œuvre.

La cohésion de la nouvelle Administration est une nouveauté également par rapport à la précédente : d’Austin à Blinken en passant par le Président, le leitmotiv est le même : la Chine est arrivée à un stade où elle devient une menace pour les Etats-Unis.

N°3 – L’indo-Pacifique : les limites d’une ambition géopolitique

Le vaste plan du Pentagone sur l’Indo-Pacifique (voir supra) se heurte actuellement à deux freins principaux :

  • Le premier et non des moindres est la possibilité d’installer des systèmes d’armes défensifs au plus près de la Chine; dans les plans de containment américain (voir carte à droite), la première ligne de défense se situe des Philippines au Japon et à la Corée du Sud : c’est la First Island Chain ; la seconde ligne de défense (Second Island Chain) est celle qui couvre Guam, Saipan et les îles Marianne ; quel pays étranger dans l’une de ces deux lignes de défense acceptera d’accueillir des systèmes américains ouvertement tournés vers la Chine ?

L’équation est moins technique que diplomatique : pour les Etats-Unis, il s’agit d’abord de savoir travailler avec leurs alliés régionaux et de les convaincre qu’accepter un tel dispositif les protégera sans ruiner leurs (nécessaires) relations avec la Chine… C’est ainsi que pour faire accepter la présence de forces dédiées aux représailles vis-à-vis de la Chine, l’idée germe, non d’un stationnement permanent mais d’un déploiement rotatif (suivant l’exemple de la batterie de Patriot américaine basée en Allemagne et stationnée par rotation en Pologne).

Le stationnement du THAAD en Corée du Sud avait donné lieu à d’innombrables débats au sein de l’opinion publique et de la classe politique sud-coréenne et encore ne s’agissait-il que d’un système défensif face à un vrai danger. Dans ce débat, les Philippines comme la Corée du Sud sont centrales, mais les Présidents de ces pays n’ont aucune volonté d’attiser les tensions avec la Chine pour un dispositif rotatif. Les autres options régionales ne sont pas encourageantes pour les stratèges américains : la Thaïlande est sous le coup de sanctions après le coup d’Etat ; le Vietnam n’est même pas envisagé et Taïwan a autant de liens avec la Chine que de dissensions.

Les objections des pays de la région pourraient naturellement changer si l’attitude de la Chine changeait et devenait plus agressive encore (la loi sur l’autorisation de tir accordée aux garde-côtes vient d’être votée). Un déploiement en urgence serait alors possible pour des systèmes dissuasifs comme les THAAD, Patriot, Himars, – mais le stationnement de missiles de précision à longue portée nécessiterait alors des accords de stationnement (dits Status Of Forces Agreement ou SOFA), longs à négocier.

  • Le deuxième frein est le système d’armes lui-même: l’armée de Terre prévoit de développer le Long-Rang Hypersonic Weapon, dont les caractéristiques (portée et précision) sont classifiées, mais la localisation future joue naturellement sur les performances mêmes de l’arme et son système associé (radars, mobilité, projection). Puisque les accords de stationnement de troupes sont longs et aléatoires à obtenir (et pas forcément durables), le système doit donc être mobile (sur roues) et aérotransportable (pour une projection rapide).

Pour la plupart des experts américains, il faut d’abord construire le missile au lieu de déterminer l’endroit où il sera implanté ; il sera toujours temps, selon eux, d’organiser des exercices bilatéraux dans la région pour s’assurer que le système d’armes peut être rapidement déployé aux bons endroits pour jouer son effet dissuasif. C’est mettre la charrue avant les bœufs et diminuer d’emblée l’ambition d’un containment régional cohérent sur le plan de la défense et continu sur le plan géographique…

Enfin et surtout comme le général Murray, commandant des U.S. Army Futures Command (laboratoire de réflexion sur les nouvelles formes de guerre), l’a dit : le containment de la Chine doit être un effort de l’Administration toute entière, et non du seul ressort du Pentagone.

N°4 – Egypte & EAU : la géopolitique des bases navales

En Egypte, la Marine renforce son emprise avec la construction de trois bases, dont deux sont achevées et la dernière, bientôt inaugurée :

  • A Ras Banas, en Mer rouge, proche de l’aéroport de Berenice ; inaugurée en janvier 2020, elle permet de renforcer la base principale de Safaga, plus au Nord, en faisant son pendant au Sud ;
  • A East Port Saïd, pour verrouiller le Nord de l’entrée du Canal de Suez, opérationnelle ;
  • El Negeila (base de Gargoub), à l’Ouest de Marsa/Matrouh pour la flotte du Nord destinée à protéger la Méditerrannée et prochainement inaugurée.

Face à la nécessité de contrôler l’accès entre la mer Rouge et le Golfe d’Aden, les EAU avaient installé deux bases :

  1. La base aéronavale d’Assab International en Erythrée (piste de 3500m) est en cours de démantèlement final après cinq années d’opérations (septembre 2015 – décembre 2020) ;
  2. … Au profit de la base navale de Perim (dite également Mayyun), l’un des points de contrôle du détroit de Bab Al-Manded. Débutés en mars 2017, les travaux n’avaient jamais été achevés ; ils ont repris depuis deux mois, notamment l’achèvement du tarmac de 3000m dont les sections extrêmes avaient seules construites. On peut supposer que cette base suffit à l’objectif fixé par le commandement émirien : le contrôle du passage entre mer Rouge et Golfe d’Aden. Compte tenu de la proximité avec le Yémen, on peut raisonnablement penser que cette base sera fortement protégée.

 

N°5 : la géopolitique des câbles sous-marins, nouvel enjeu de défense

La géographie des câbles sous-marins devient une géopolitique pour nombre d’Etats qui ne peuvent plus s’en passer. 97% en effet de toutes les données de télécommunications passent désormais par ce réseau.

Quelques faits pour visualiser les enjeux :

  1. A ce jour, plus de 1,2 million de km de câbles sous-marins ont été posés dans les océans du monde entier, le plus long câble individuel étant l’Asia-America Gateway (AAG) qui s’étend sur plus de 20 000 km.
  2. Un câble sous-marin moderne typique est composé de 200 fibres parallèles, chacune pouvant transmettre 400 Gb de données par seconde dans les deux sens.
  3. Les câbles sous-marins peuvent être endommagés involontairement (ancres des navires, activités de pêche et attaques de requins, etc.) et faute de redondance (, paralyser un pays (cas de la Somalie en 2017 où la coupure a duré 3 semaines et coûté 10 millions $ par jour).
  4. Les câbles peuvent être écoutés par la mise en place systèmes d’interception posés sur les câbles à l’aide de sous-marins reconvertis ;
  5. Le sectionnement des câbles sous-marins est une activité qui pourrait être mise en œuvre par une puissance dans le cas de guerres hybrides. A ce titre, elle est désormais prise en compte par plusieurs Marines occidentales (américaine, britannique et française).