Depuis le début de la crise gréco-turque, notre groupe n’a eu de cesse de dénoncer les atteintes incessantes de la Turquie contre la souveraineté de la Grèce et de Chypre, les silences complices de l’Union et de la Commission européennes et de la plupart de ses membres et la lâcheté de l’OTAN face à l’agression turque envers une frégate française. Alors que le 25 mars dernier avait lieu l’importante commémoration du bicentenaire du soulèvement, il est temps de revenir sur les rivages de la Méditerranée orientale pour faire le point.
Le dossier grec est en effet révélateur des vrais enjeux et des vrais jeux des acteurs régionaux et internationaux : il valide totalement le fait que sur la diplomatie, les forces armées et l’industrie de défense, à savoir que la France seule a les moyens diplomatiques, militaires et industriels de ses ambitions de puissance.
La défense d’une souveraineté agressée
La souveraineté de la Grèce est agressée de trois manières actuellement par la Turquie :
- Quotidiennement dans ses espaces aériens et maritimes (incursions des armées grecques, survol de F-16 ou de patrouilles de ses garde-côtes) ;
- De manière plus radicale par la doctrine dite de la « Mer Bleue » (Mavi Matan) érigée par l’amiral Cem Gürdeniz en 2006 : la Turquie remet en cause les ZEE de ses voisins grec et chypriote, estimant qu’elle a été coupée de la mer Egée et des eaux internationales par le Traité de Lausanne de juillet 1923 ; d’où son accord maritime avec la Libye qui permet de s’affranchir des contraintes du droit international (27 novembre 2019) en contrôlant comme au XVIème siècle la Méditerranée ;
- De manière intéressée, par la remise en cause des zones de forage dans une région où le gaz a été découvert au large de Chypre, d’Israël et de l’Egypte (ces deux derniers sont devenus autosuffisants en énergie grâce à ces gisements) : les campagnes du navire sismique Oruç Reis, protégée par la Marine turque, visent à remettre en cause le droit international et le Traité de Lausanne.
La stratégie turque consiste à contrôler trois routes :
- Celle des migrations qui lui donnent un levier de chantage vis-à-vis de l’Europe (pour des compensations financières et la reprise des discussions en vue d’une adhésion, but qui n’est pas oublié ni à Bruxelles ni Ankara) ; le contrôle des routes est ainsi terrestre (frontière avec la Grèce) et maritime (contrôle des passeurs en Libye depuis qu’elle s’y est installée en 2018) ;
- Celle du terrorisme : avec son opération « Source de paix » dans le Nord-Ouest de la Syrie (9-19 octobre 2019), elle a mis la main sur les débris de l’Etat islamique qui a toujours bénéficié de son soutien (logistique, financier, médical) ; ces mercenaires de l’EI ont été ensuite transférés vers la Libye où ils ont aidé à briser le siège de Tripoli et à reconquérir les espaces perdus jusqu’à la ligne Jufra / Syrte, puis ont été envoyés en Arménie lors de la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie (27/09 – 13/10/2020) ;
- Celle de l’énergie avec les campagnes de forage mentionnées ci-dessus.
Le contrôle de ces trois routes sert trois objectifs turcs :
- Reconquérir un espace ottoman dans le Caucase (mise en place du corridor de l’Araxe permettant à la Turquie un continuum Turquie-Azerbaïdjan sans transiter ni par l’Iran ni par la Géorgie) et en Méditerranée ;
- Déstabiliser l’Europe sur sa façade Sud pour un chantage diplomatique vis-à-vis de Bruxelles et de l’UE ;
- Tenir la dragée haute vis-à-vis de la Russie, à la fois alliée et rivale, sur l’ensemble de ces théâtres d’opération (Syrie, Libye, Caucase).
Silence et complicité de l’Occident
Face à une telle agression, la réaction de l’UE et de l’OTAN a consisté à négocier ou à se taire et non à contenir la Turquie dans les limites fermes du droit international.
- L’OTAN n’a ainsi rien fait ni dit face à l’incident qui a opposé le 10 juin 2020 la frégate turque Oruç Reis (une MEKO allemande… construite en Turquie) à la frégate française Courbet qui voulait contrôler un cargo turc, le Cerkin, suspecté de trafic d’armes pour la Libye ; ainsi une frégate française intervenant dans le cadre de l’opération Sea Guardian de l’OTAN, a-t-elle été illuminée par le radar de conduite de tir (procédure qui intervient juste avant un tir opérationnel) de la frégate turque. Deux alliés de l’OTAN ont ainsi failli, par la faute turque, être en conflit sans que l’OTAN n’intervienne ; le rapport sur l’incident ne sera jamais publié (décision prise en septembre) et aucune sanction ne sera prononcée contre la Turquie malgré les preuves accablantes apportées par le renseignement français sur les livraisons turques d’armes à la Libye (violation de l’embargo des Nations-Unies) aux pays de l’OTAN… ;
- Les pays de l’UE n’ont également pas voulu prendre des sanctions contre la Turquie suite aux violations répétées du droit international par Ankara ; l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne qui, toutes, ont massivement armé le bras turc (ventes d’armes très conséquentes dans la dernière décennie : navales et terrestres pour l’Allemagne ; hélicoptères et aéronavales pour l’Italie et amphibie pour l’Espagne) ont ainsi bataillé contre toute sanction envers la Turquie ; le Royaume-Uni qui a toujours voulu la Turquie comme partenaire dans des projets de défense (naval et aéronautique) s’est réfugié également dans une neutralité mal venue envers la France, pourtant son alliée (accords de Lancaster House et dans l’OTAN), au point que le chef d’Etat-major présidentiel français fera une démarche officielle (bien que confidentielle) auprès de l’Ambassadeur britannique à Paris (« vous nous avez lâché, nous ne l’oublierons pas » aurait dit l’Amiral Rogel, alors EMP) ;
- L’attitude complaisante des Etats-Unis sous Trump qui n’ont pas pris de sanctions alors même que la Turquie avait acquis une batterie du système sol-air à longue portée russe S-400, la plaçant en théorie sous le régime des sanctions CAATSA (sanctions intervenant contre tout pays achetant du matériel russe de défense). L’Administration Biden est visiblement plus résolue à faire rentrer la Turquie dans le rang, mais il est encore trop tôt pour savoir les actes après les déclarations des nouveaux dirigeants américains…
L’action paradoxale de la France : l’anti-Macron
Face aux menées turques d’une part et à l’agression dont a été victime une de ses frégates, la diplomatie française a déployé son arsenal souverain :
- Soutien diplomatique clair ;
- Manœuvres bilatérales pour montrer in situ la solidarité française avec la Grèce (déploiement de frégates, d’avions d’armes et du porte-avions, capacités militaires nationales, construites par la France en propre) ;
- Vente de 18 Rafales à la Grèce (2,32 milliards €) pour l’aider à protéger son espace aérien avec livraisons rapides (6 en 2021, 6 en 2022, 6 en 2023) et projet de vente de 4 frégates neuves avec modernisation de 4 autres corvettes en service et cession de deux frégates d’occasion (= 5 milliards €) ;
Cette diplomatie est, selon notre analyse, rien de plus qu’une diplomatie anti-Macron, c’est-à-dire une diplomatie qui ne doit rien à l’UE ni à l’OTAN, mais tout aux moyens diplomatiques, militaires et industriels de la France seule.
Si la Grèce devait choisir l’ossature de sa future flotte auprès de la France, il serait naturel que celle-ci signât un traité d’assistance mutuelle en cas d’agression turque sur son espace souverain. Elle a déjà signé des accords de défense avec Chypre (où Total a des intérêts majeurs) et l’Egypte, partenaire régional indispensable : s’esquisse donc un vrai retour de la France en Méditerranée dans le cadre d’un dispositif global : diplomatie, énergie, militaire et commercial. Il s’agit d’un retour aux sources de notre civilisation : on ne peut que s’en réjouir et encourager le mouvement.
Dans un poème resté célèbre, L’enfant (1828), constatant que les « Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil », Victor Hugo faisait dire à son héros : « je veux de la poudre et des balles ». Actualité de l’Histoire… que la France et l’Europe ne sauraient ignorer sans se trahir elles-mêmes.